Année 2000-2001 : 24 octobre 2000

La Conquête du Cervin
par Pierre Staelen


Dernier sommet alpin vaincu par les alpinistes, le Cervin évoque à lui seul pour l’imagerie populaire - calendriers, boites de chocolat- toute la montagne.

Sa conquête il y a plus de 100 ans fût l’objet d’une ardente compétition qui vît l’affirmation du patriotisme italien encore naissant

Le Cervin, montagne de frontière, est situé au fond de la vallée de Zermatt, pour la Suisse, de la vallée de Valtournenche pour l’Italie. La vallée de Valtournenche, longue de trente kilomètres, est une vallée latérale du Val d’Aoste.

De nos jours, à Cervinia, nom donné en 1935 au vieux village de Breuil, des centaines de kilomètres de pistes attendent les skieurs. Les remontées mécaniques permettent de joindre aisément Valtournenche à Zermatt et aux vallées voisines, par le plateau Rosa, jadis appelé col du Théodule. Au plateau Rosa, à 3.300 mètres d’altitude, on pratique le ski l’hiver et l’été.

Le passé est bien différent. Bien sûr, le col du Théodule était depuis l’époque romaine un point de passage fréquenté entre l’Italie et la Suisse, réputé facile pour les rudes montagnards de la région.

Mais le mont Cervin tout proche n’inspirait que crainte et respect. Des légendes le disaient habité d’esprits malins, et personne n’aurait envisagé de l’escalader.

Vinrent les anglais. Seuls ou accompagnés de guides improvisés, ils se lancèrent dans l’escalade de tous les sommets alpins. Les habitants des vallées alpines furent couragés à les accompagner par des prêtres qui y voyaient la possibilité d’un gagne-pain.

L’un de ces anglais était Edward Whymper, jeune londonien impétueux, chargé d’illustrer un livre sur les Alpes. Pendant 5 ans, durant l’été, il parcourt les Alpes; dans les Alpes françaises il réussit des premières ascensions exceptionnelles, et tente plusieurs fois d’escalader le Cervin.

Il y fût aidé, quelquefois précédé, par un habitant de Breuil, né en 1829 à Valtournenche, Jean-Antoine Carrel ; le Val d’Aoste faisait alors partie du royaume de Sardaigne, sous la dynastie des Savoie. C’est le service militaire qui le fait sortir de son village. Il doit accomplir 8 ans de service. Durant la campagne de 1859 contre les Autrichiens, à côté des français, il est décoré de la médaille française de la campagne d’Italie. Nommé Caporal, il est libéré définitivement à 31 ans.

Au pays ses campagnes lui confèrent un grand prestige et on l’appelle “il bersagliere”. Il se marie, il exploite sa maigre terre; sa femme lui donnera en 20 ans de mariage 12 enfants, qu’il faut nourrir.

Le premier parmi les villageois du Val Tournenche, il éprouve le désir singulier d’escalader la montagne, et tente les premières approches.

Le Cervin semblait alors plus accessible par le versant sud, celui de Breuil. C’est pourquoi la plupart des tentatives se firent en partant de ce hameau désolé, fraction de la paroisse de Valtournenche.

Il fallût 8 ans, de 1857 à 1865, 8 saisons d’été, car on ne s’y risquait que les mois de Juillet ou d’Août, pour que les équipes successives vinssent à bout du géant.

En Juillet 1857 Jean-Antoine Carrel, avec Jean-Jacques Carrel le chasseur, et le séminariste Aimé Gorret,, tentèrent l’escalade. Les trois hommes ne s’étaient pas engagés sur les pentes avec un projet bien clair. L’idée de grimper sur le Cervin était toute nouvelle pour les gens de la vallée, qui jusque là n’avaient guère approché la montagne.

Au prix de gros efforts, ils arrivent au point qu’on appela Tête du Lion.

Par la suite, Aimé Gorret est absent de la vallée, mais les deux Carrel repartent l’année suivante et vont jusqu’au point appelé la Grande Tour, à 3.800 mètres.

Le même point est atteint un an plus tard par un anglais, Tyndall, avec un compatriote, un guide suisse, et le vieux Jean-Jacques Carrel.

Une nouvelle tentative en Août 1861 porte les deux Carrel à la Crête du Coq, au delà de 4.000 mètres. C’est le curé de Valtournenche, averti du retour des anglais, qui les incite au départ. Ils ne veulent se laisser précéder, ni par les anglais, ni par des guides venus d’autres vallées. Mais ils sont matériellement mal préparés et doivent abandonner.

Presqu’en même temps on commence à voir Whymper sur le Cervin. Accompagné d’un guide suisse, il n’atteint que la Cheminée, à 3.850 mètres. Il rencontre pour la première fois Jean-Antoine Carrel.

Le mois de Juillet 1862 verra cinq fois Edward Whymper approcher la cime. D’abord le 7 juillet, avec l’anglais Mac Donald, des guides suisses, et un porteur valdotain, Luc Meynet,

Puis Whymper fait un nouvel essai avec Jean-Antoine Carrel, obligé d’avandonner pour une indisposition de son compagnon Pession. au pied de la Cheminée.

Whymper, nullement découragé, fait encore deux tentatives le même mois, dont une avec Carrel et l’autre avec Meynet. Puis Tyndall, arrivé dans la vallée, constitue une équipe avec Carrel et deux guides suisses et atteint le point le plus haut jamais atteint, appelé l’Epaule, ou Pic Tyndall, à 4.258 mètres.

Un an plus tard, nouvel essai de Whymper et Carrel, jusque la Crête du Coq.

Edward Whymper ne revint sur le Cervin qu’en juin 1865, cette fois accompagné du célèbre guide chamoniard Michel Croz.

Entretemps Whymper avait fait une observation capitale. Jusqu’alors, la plupart des tentatives d’ascension du Cervin partaient du versant Sud, de Breuil. En effet, vue de Zermatt la pente du Cervin semble la plus accentuée, rendant l’ascension impossible. Toutefois, la présence de neige permanente sur ce versant permettait de croire à une pente inférieure à 45 degrés. Par ailleurs, l’observation des stratifications du Cervin, permettait de conclure à une inclinaison des roches qui serait favorable à l’ascension par le versant Est, celui de Zermatt. Whymper en tira des conclusions qu’il sût mettre à profit plus tard (voir les dessins du Cervin vus de l’une et l’autre vallée).

De fin Juin à début juillet, Whymper est occupé à réaliser diverses ascensions avec Croz, dont les Grandes Jorasses et l’Aiguille Verte. Il doit ensuite laisser Croz à d’autres engagements.

Repris par son obsession du Cervin, Whymper en fait le tour complet, passant comme d’habitude par le Théodule.

Il se propose de faire un nouvel essai d’escalade du géant milieu Juillet. Les guides suisses qui l’accompagnent, pourtant réputés, refusent de tenter l’ascension, jugeant un échec inévitable. Il se met donc à la recherche de Carrel. Il le rencontre descendant d’une nouvelle expédition sur le Cervin, faite avec César Carrel, Charles Gorret (un autre Gorret), et Maquignaz. Ils n’avaient atteint que le glacier du Lion. Whymper engage Carrel pour le 10, s’il fait beau. On partirait de la face Est, celle de Zermatt, pour laquelle Carrel marque une certaine répugnance.

Puis Whymper, qui attendait à Breuil l’arrivée du beau temps, doit descendre la vallée. Il croise en chemin un touriste étranger, avec Jean-Antoine et César Carrel, chargés de bagages. Tous deux lui expliquent qu’ayant pris un engagement, ils doivent renoncer à l’accompagner.

De retour à Valtournenche, Whymper rencontre Jean-Antoine près de l’église. Sans rancune ils s’attardent à l’auberge jusque minuit.. Le mauvais temps retenant Whymper dans la vallée, c’est seulement le 11 au matin qu’il apprend que les deux Carrel étaient partis à l’aube en direction de la montagne, avec un client dénommé Giordano, plusieurs hommes, et un mulet chargé de provisions. Whymper comprend qu’il est joué.

C’est alors qu’il décide de faire l’ascension en partant du versant de Zermatt,

Avec le jeune Lord Douglas il rejoint Zermatt où il engage les Taugwalder, père et fils. Par hasard il rencontre Michel Croz, devenu libre d’engagement à Chamonix, puis engagé pour Zermatt par le Révérend Hudson, un autre alpiniste chevronné, décidé lui aussi à escalader le Cervin. Whymper et Hudson décident de joindre leurs efforts, Hudson étant accompagné d’un jeune anglais nommé Hadow.

Pendant ce temps, que tentent les italiens sur leur versant ? Qui est ce Giordano ?

En Juillet 1863, vexés de voir toutes les cimes italiennes échoir aux anglais, d’éminents italiens dont le géologue Felice Giordano, et le ministre Quintino Sella, avaient créé à Turin un Club Alpin italien On décide de s’attaquer au Cervin, avec l’aide de Carrel. En juillet 1865, tout est prêt pour exécuter ce projet. Le matériel est entreposé discrétement dans la maison de Carrel. Il s’agit de ne pas donner l’éveil à l’anglais, qu’on voit roder partout.

Dans la nuit du 10 au 11, tous les guides engagés par Giordano partent donc afin de préparer la voie finale qui ménera au sommet. Tous travaillent sans hâte, car Whymper ne peut plus trouver de guide valable dans la vallée, et l’accès par le versant suisse leur semble impossible.

Le 13, vers 14 heures, on se trouve à 150 mètres du sommet, désormais atteignable en peu de temps. L’humeur est excellente, le succès paraît assuré. Mais catastrophe ! qui voit-on apparaître à ce sommet si convoité, c’est Whymper et toute une équipe. Les italiens sont atterrés, et vaincus.

Qu’est-il donc arrivé ?

Eh bien, Whymper et sa cordée, huit hommes en tout, partis de Zermatt à 5 heures du matin, avancent avec rapidité.

Les pentes qui leur avaient semblé inaccessibles, s’avérent, pour des grimpeurs éprouvés comme eux faciles à gravir. Après un bivouac à 3.300 mètres on repart avant l’aube. Jusqu’à 3.900 mètres, il n’est pas nécessaire de recourir à la corde. Sur la fin les précautions deviennent nécessaires. Enfin on arrive à proximité, et la pensée des italiens revient, lancinante. La raideur de la pente diminuant, on peut quitter la corde. Croz et Whymper s’élancent, exécutant une course folle qui se termine ex œquo. Le 14 juillet à 2 heures, le Cervin est conquis.

C’est alors que Whymper distingue au dessous, à distance, des petits points : les italiens. Quelques pierres jetées dans leur direction leur montreront leur défaite.

Il fallait un étendard. On se sert du bâton de la tente, et de la blouse de Croz.

En même temps, à Breuil, Giordano et tous les italiens aperçoivent à la jumelle, plusieurs hommes au sommet, et un étendard. C’est une explosion de joie, le Cervin est vaincu, et par des italiens.

Quand Carrel descend, découragé, humilié, il faut bien déchanter.

Giordano, regrettant que Carrel ne soit pas resté là-haut afin de rejoindre lui aussi le sommet, veut le convaincre d’y retourner. C’est impossible, car personne ne veut plus se joindre à lui. C’est alors qu’on revoit l’Abbé Gorret.

L’ancien séminariste devenu curé a obtenu la permission de revenir à Valtournenche ce jour-là. C’est lui qui va convaincre Carrel de reprendre l’ascension, “pour l’honneur et la revanche de l’Italie”. Deux serviteurs de l’auberge acceptent de les accompagner. Si d’une part Giordano fournit le matériel, les hommes refusent tout paiement, offrant leur entreprise à la patrie. Les difficultés sont immenses, mais désormais l’expérience de Carrel peut se jouer de tout, et enfin le sommet est atteint du côté italien. Carrel peut retrouver sa tranquillité d’esprit. Ils redescendent le jour même. Mais arrivés en bas, venue de Zermatt, une affreuse nouvelle les attend.

La descente du groupe Whymper se faisait en cordée, Hadow attirant de Croz une attention constante. Tout à coup, Hadow glisse, tombe sur Croz et le renverse. Ils entraînent dans leur chute Hudson et Lord Douglas. Seuls le vieux Taugwalder et Whymper peuvent se cramponner au rocher. La corde, subitement tendue, se rompt entre Taugwalder et Lord Douglas. Les quatre hommes disparaissent un à un et roulent jusque sur le glacier du Cervin, à 1.200 mètres plus bas.

L’arrivée à Zermatt s’effectua dans la consternation générale. On envoya des groupes de secours, auxquels prirent part Whymper et des guides de Chamonix présents sur place. On ne trouva que des cadavres.

Une enquête eût lieu, qui conclût à l’accident sans responsabilité de quiconque. Toutefois, on constata que la corde qui attachait les malheureux était la moins solide des trois que l’on avait emportées.

Telle est l’histoire de la conquête du Cervin.

Mais l’histoire de Carrel et de Whymper ne finit pas là. Whymper réalisa par la suite des expéditions lointaines, particulièrement au Groenland et en Amérique du Sud. Ses conférences et ses ouvrages eurent beaucoup de succès. Il mourut en solitaire à Chamonix, où il est enterré.

Carrel devenu célèbre exerça le métier de guide, ainsi que d’autres compagnons qui devinrent célèbres à leur tour.

Il fût engagé par Whymper en 1880 pour des escalades de sommets très élevés dans les Andes équatoriennes.

En 1890, à 61 ans, il exerçait encore le métier de guide.

Sa dernière ascension devait être une traversée du Cervin, avec son client, Leone Sinigaglia, et Charles Gorret.

Après un départ par un temps splendide, l’arrivée soudaine du mauvais temps les obligea à rebrousser chemin.

Malgré une tempête épouvantable, Carrel conduisait la descente de manière admirable, avec un parfait sang froid, une énergie indomptable.

Malgré un épais brouillard et mû par une merveilleuse intuition, il trouvait le bon couloir qui devait les ramener au glacier surplombant les pâturages au dessus de Breuil.

Dans la traversée du glacier, on vît Carrel ralentir, puis glisser et tomber plusieurs fois. Remontant alors, ses compagnons le trouvèrent sur le ventre, engourdi, incapable de bouger. Il ne dit plus rien d’autre que “je ne sais plus où je suis”.

Carrel expira d’épuisement au point appelé le Riondé, non loin des cabanes des pasteurs, à une heure de Breuil.

Il avait porté son client en lieu sûr et c’était peut-être la fin qu’il aurait désirée. A l’endroit où il mourut on a élevé une croix.

Tous les guides qui montent au Cervin, en y passant, s’y arrêtent brièvement dans le recueillement et la prière.

Bibliographie :

15 tentativi sul versante italiano

  1. J. A. e J. J. Carrel, Aimé Gorret, luglio 1857, Testa del Leone.
  2. Victor Carrel e Gabriel Maquignaz, luglio 1857, verso il Colle del Leone.
  3. J. A. e J. J. Carrel, agosto .1858, Gran Torre, m 3800.
  4. J. Tyndall, V. Hawkins, J. J. Carrel, J. J. Bennen, agosto 1860, Gran Torre, m 3960.
  5. J. A. e J. J. Carrel, agosto 1861, Crête du Coq, m 4032.
  6. E. Whymper con guida bernese sconosciuta, agosto 1861, Cheminée, m 3855.
  7. E. Whymper, R. J. S. MacDonald, J. zum Taugwald, J. Kronig, Luc Meynet, luglio 1862, ai piedi della Cheminée, m 3657
  8. E. Whymper, R. J. S. MacDonald, J. A. Carrel, Pession, luglio 1862, ai piedi della Gran Torre, m 3960.
  9. E. Whymper, solo, luglio 1862, poco sotto la Cravate, m 4084.
  10. E. Whymper, J. A. Carrel, César Carrel, Luc Meynet, luglio 1862, Crête du Coq, m 4008.
  11. E. Whymper, Luc Meynet, luglio 1862, nei pressi della Cravate, m 4102.
  12. J. Tyndall, J. J. Bennen, A. Walters, J. A. Carrel, César Carrel, luglio 1862, alla Spalla del Pic Tyndall, m 4258 .
  13. E. Whymper, J. A. Carrel, César Carrel, Luc Meynet e due portatori, agosto 1863, Crête du Coq, m 4047.
  14. E. Whymper, Michel Croz, Charles Almer, F. Biener, Luc Meynet, giugno 1865, canalone S. E. del Furggen, m 3414.
  15. J. A. Carrel, César Carrel, Charles Gorret, J. J. Maquignaz, 14 luglio 1865, sul Pic Tyndall, m 4258.

Les observations de Whymper : voici le Cervin vu col du Théodule, et vu du Nord-Est (Zermatt)

De Zermatt, la pente semble plus forte, pourtant c’est ce versant, en réalité moins escarpé, que Whymper a choisi pour son ascension victorieuse

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