Année 2009-2019 : 2 février 2010


Éthiopie, le rêve italien

par Gérard LAUVERGEON

  

N.B. Ce compte rendu ne prétend pas reproduire la conférence et toutes les informations qu’elle apportait; il vise à restituer dans la mesure du possible, l’impression qu’elle pu laisser ce soir-là sur les acorfiens

La conférence fait suite à celle présentée en 2009 sur les Italiens en Libye par Geneviève Costes et André Lingois. Gérard Lauvergeon, pour évoquer l’aventure éthiopienne de l’Italie, un déroulement des faits qui pourrait être fastidieux, pour nous la présenter du point de vue de la géopolitique. Il s’attache d’abord aux raisons qu’avait l’Italie de s’engager dans cette aventure coloniale tardive, explique les causes de l’échec initial, plus tard montre les obstacles diplomatiques rencontrés par l’Italie fasciste, et dit enfin comment sa participation à la deuxième guerre mondiale entraîna la fin de ses espoirs de colonies.

Pour cela Gérard Lauvergeon s’est concentré sur trois périodes : la première tentative, avortée avec la défaite d’Adua en 1896, la conquête de 1936, et l’effondrement en 1941.

Quelles raisons l’Italie avait-elle en 1880, à peine unifiée, de devenir une puissance coloniale ? Des raisons historiques d’abord (quête d’expansion) ou économiques, mais Gérard Lauvergeon fait voir des raisons moins évidentes, sociales et migratoires (besoin de travail et de terres), voire civilisatrices ou la quête d’exotisme. Comme association franco-italienne, on retient particulièrement le souci de canaliser l’émigration italienne, alors très forte, et de la maintenir dans «l’italianité».

On se demande alors : pourquoi conquérir un pays si éloigné ? C’est que partout l’Italie se trouve précédée, par la France en Tunisie, par la Grande-Bretagne en Egypte. La Libye, où l’Italie a pris pied, est désertique à l’exception de ses côtes. Plus loin le Soudan est contesté entre la France et la Grande-Bretagne - rappel de Fachoda - tandis que l’ouverture du Canal de Suez bouleverse la route maritime des Indes en faveur de la Mer Rouge. Le Traité de Berlin de 1885 par lequel les grandes puissances, déjà installées sur les côtes de l’Afrique, se donnent le droit de s’emparer des territoires intérieurs explique l’arrivée de l’Italie en Somalie et sur les côtes de l’Erythrée.

D’ailleurs l’Ethiopie a des atouts : ses hauts-plateaux jouissent d’un climat sain et de sols fertiles, en raison de l’altitude et de la pluviosité. La carte dressée par Gérard Lauvergeon montre bien sa position favorable, et la situation du Nil Bleu. Nous voyons aussi des images de culture et d’élevage, et de vallées fécondes. On se rend compte que le pays est trois fois plus vaste que l’Italie. On se rappelle qu’il est de religion chrétienne, la très ancienne confession copte.

L’installation de l’Italie en Erythrée, point de départ de la conquête de l’Ethiopie, est favorisée par la Grande-Bretagne, opposée à la France, qui s’est emparée de Djibouti, et reçoit l’aval du chancelier allemand Bismarck.

Bismarck, on rappelle qu’il est le modèle du Président du Conseil italien Crispi, ardent supporteur du projet éthiopien. Le pouvoir en Ethiopie, jusque là morcelé, était réuni en la personne de Menelik qui opposa une vive résistance. Le corps expéditionnaire italien mal préparé, mal dirigé, rencontra une cuisante défaite à Adua en 1896, qui jusqu’à la venue du fascisme de Mussolini devait hanter la mémoire collective des italiens.

Se racheter de la défaite était devenu une raison d’intervenir en Ethiopie, le fascisme y ajouta les rêves de grandeur de Mussolini. Il avait besoin pour cela de la neutralité de la France et de la Grande-Bretagne. Mais des obstacles diplomatiques s’y opposaient. D’abord le pouvoir éthiopien, entre les mains de l’empereur Haïlé Sélassié. Il avait fait entrer son pays dans la Société des Nations, dont faisait partie l’Italie. La politique extérieure de l’Italie en Europe centrale et dans les Balkans est désapprouvée par la France. Paradoxalement l’entente difficile entre Hitler et Mussolini vint favoriser les intentions de ce dernier.

Il présente en effet son projet éthiopien à la conférence de 1935 appelée le «front de Stresa», dirigé contre l’Allemagne et son réarmement, qui réunissait l’Italie, la Grande-Bretagne, et la France en la personne de Pierre Laval. Réponses embarrassées des alliés, textes aux interprétations contradictoires, Mussolini crut avoir les mains libres.

C’est une très puissante armée italienne, transportée à travers le Canal de Suez resté ouvert, qui pénètre en Ethiopie à partir de l’Erythrée et de la Somalie. Mais la résistance des éthiopiens contraint les italiens à marquer le pas durant trois mois et à appeler Badoglio pour diriger l’armée, alors bloquée.

L’Italie doit alors affronter une crise internationale. Elle est désavouée par la Société des Nations mais les sanctions sont peu ou mal appliquées. Surtout les tensions interieures ou extérieures en Europe, succès du Front Populaire en France, occupation de la Rhénanie par l’Allemagne, détournent complétement l’attention. L’Italie se trouve à nouveau libre d’intervenir..

L’avance des italiens et plus tard leur installation dans le pays seront rendues difficiles par une âpre résistance, due fréquemment au clergé copte. Les milices fascistes mâtent cette opposition par des exécutions sommaires, des déportations, et des atrocités qui resteront longtemps ignorées en Italie même. Des gaz asphyxiants sont même utilisés sur ordre de Mussolini. En mai 1936 les armées italiennes entrent à Addis-Abeba, le roi d’Italie est proclamé empereur d’Ethiopie.

Deux conséquences graves : l’Empereur Haïlé Sélassié est abandonné par la Société des Nations qui retire les sanctions, et du coup y perd tout crédit, et l’Italie, qui se sent repoussée par la France, se tourne vers l’Allemagne avec qui elle signe le Pacte d’Acier.

L’Italie prend part au côté de l’Allemagne nazie à la 2° guerre mondiale. Les 40 000 hommes de l’armée italienne d’Ethiopie dirigée par le Prince Amédée d’Aoste sont vaincus par les britanniques, appuyés - remarque faite en passant - par un petit détachement français de la Légion Etrangère venu de Syrie via Djibouti, avec le futur ministre Messmer dans ses rangs. Le 5 mai 1941 les Italiens abandonnent Addis Abeba.. Le pouvoir revient à Haïlé Sélassié qui effectue son retour.

L’occupation italienne n’a duré que cinq ans. Elle est restée limitée, puisque les 54 000 civils italiens que compte l’Ethiopie en 1940 habitaient principalement les villes et la majorité dut quitter le pays. Ceux qui restèrent, appelés «insabbiati» comme ceux de Libye étaient donc peu nombreux, mais peut-être leur doit-on le succès des pâtes, devenues plat national éthiopien ! Les italiens ont tenté d’éradiquer l’esclavage, tout en favorisant la ségrégation. Sur la plan matériel, les italiens ont construit des ouvrages ou des routes, des hôpitaux, des écoles, des bureaux de poste, le grand Marché d’Addis Abeba, que l’on appelle encore «il Mercato».

Le traité de Paris 1947 consacrait la perte des colonies italiennes et fixait l’indemnité de dommages de guerre à verser à l’Ethiopie. On écoute la liste impressionnante calculée par l’Ethiopie, matérielles, humaines, de cheptel : même forcée peut-être elle démontre l’intensité des ravages de cette guerre lointaine.

Avec le temps les relations entre les deux nations sont devenues cordiales. Un symbole en est la restitution aux éthiopiens de l’obélisque d’Axum, prise de guerre qui avait été transportée démontée à Rome, et de grande valeur historique pour les éthiopiens.

À la fin d’un exposé très clair, souvent révélateur d’une histoire méconnue, dépassionné, le conférencier émet justement l’hypothèse suivante : et si pour l’Italie, en apparence défavorisée par ses tentatives de colonisation tardive, ce qui pouvait paraître comme une perte, était peut-être un avantage. En effet l’Italie n’a pas dû faire face aux difficultés et aux pertes humaines, financières, et de prestige, de la décolonisation et après sa reconstruction a pu connaître ce qu’on a appelé son «miracle économique».

Les acorfiens ont écouté avec un vif intérêt cet exposé limpide, dépassionné, par endroits révélateur, et posèrent à la fin, après des applaudissements nourris, de nombreuses questions, sur Rimbaud en Ethiopie et la voie ferrée Addis Abeba-Djibouti, revenant aussi sur le tournant de 1938 de l’Italie vers l’Allemagne qui avait frappé les imaginations.

Le diaporama projeté durant la conférence

©ACORFI